Le piège à Impressionnistes
Entre bouchons sur la route et parkings pleins à craquer, les touristes cherchent à échapper aux touristes. Refoulés d’Étretat, les familles glissent d’Yport jusqu’à Dieppe à la recherche d’une falaise plongeant dans l’infini de la mer, vierge de foule. Magie de l’illusion impressionniste… Les paysages de Monet sont la meilleure campagne de pub qu’ait jamais imaginée les offices de tourisme normands. Mais si nous avions accès au verso des toiles, on verrait l’envers de la beauté. A l’époque déjà, le chemin de fer déversait des milliers d’estivants et des centaines de peintres à la recherche du meilleur spot.
A la recherche du Dieppe perdu
C’est Jacques-Émile Blanche (1861-1942) qui révèle le pot au Veules les Roses. Personnage extraordinaire, c’est à lui qu’on doit le célébrissime portrait de Marcel Proust. Peintre, mais aussi musicien et auteur, il est plus que gâté par la vie, de par ses origines. Mais il est aussi doté de tous les talents et ne les économise guère. Sa famille, très Auteuil-Neuilly-Passy, reçoit tout ce que Paris et les capitales font d’artistes célèbres. Gounod, Bizet, Degas ou Manet sont des intimes. En villégiature à Dieppe, les fréquentations ne sont pas moins prestigieuses. Dans la station qu’il fréquente depuis son enfance et sa vie durant, il regarde travailler les impressionnistes et apprend de manière très autodidacte. Il raconte un demi-siècle d’aventures picturales, les siennes mais celles aussi de tous les peintres tourimpressionnistes, dans un recueil simplement appelé Dieppe (1927).
Ils y sont tous
Helleu, Pissaro, Renoir, Claude Monet, Thaulow, Gauguin, Boldini, Whistler, Sickert, à peu de distance les uns des autres pressaient des tubes de plomb sous le ciel dieppois. Pas un qui ne montât au château avec sa boite de couleurs. En bas, la ville, la plage, la mer, les bassins ; plus loin, la vallée d’Arques, fonds vaporeux pour une figure de femme accoudée, un livre à la main. Jacques-Émile Blanche ressent la même émotion que tous ses aînés pour les effets prodigieux de la lumière, des falaises et de l’eau.
« Quand ces magies atmosphériques commencèrent-elles à m’émouvoir ? Le sais-je ? De ce ciel, j’aurai vu faire de la bien bonne peinture, depuis qu’il m’inspira mes barbouillages sur des galets presse-papier. »
Sans doute autant de peintres que de touristes pour immortaliser les joies des bains de mer à Dieppe… Jacques-Emile Blanche en 1910 (Association Peindre en Normandie)
Apéro-portraitatoire
La mère de Blanche, consciente du talent de son jeune prodige et hôtesse insatiable, préfère le faire travailler pour ses grands amis cosmopolites. Loin des plaisirs balnéaires, comme un avant-goût des photographes de plage, il tire le portrait de vraies comtesses, de barons de la finance ou de « carrières libérales sans aristocratie ». Plus d’une fois, la séance tourne au drame. Le fils détruisant un résultat décevant et la mère redoutant l’amitié compromise. Mais à force de week-ends studieux, Jacques-Émile Blanche devient un grand portraitiste et un peintre de plein air, lié à beaucoup d’autres, dont il révèle les habitudes dans ses souvenirs proustiens…
Aussitôt fait, aussitôt expédié. Frits Tholauw, peintre Amazon -et néanmoins talentueux- de la Côté d’albâtre. Vue de la plage de Dieppe. 1897. National Museum. Oslo.
Surtourisme et surpeinture
Comme le norvégien Frits Tholauw… De ce dernier il dévoile qu’il peint les toiles à toute vitesse, choisissant une technique de séchage express pour les emballer illico et les faire repartir. Un avant-goût des cartes postales. Le talent de Thaulow était déjà consacré. Des caisses pleines de tableaux, cachetées, assurées, recommandées aux agents partaient chaque semaine de la gare maritime pour l’Amérique ; de l’autre gare pour Paris, Berlin, Moscou. Comme quoi, les images de la sereine tranquillité, ne sont pas forcément la tranquillité sereine…