Il était immigré, elle était française. Lui d’une religion, elle d’une autre. On se relevait à peine d’une guerre mondiale. Ils étaient artistes et mangeaient par intermittence. Le temps tournait au vent et au froid et se chauffer serait bientôt un luxe intermittent aussi. Une histoire de 1920 qui ressemble à ce jour de 2021. Ce jour où les travailleurs précaires entendent parler de flambée du prix de l’essence, de l’électricité et du gaz, de baisse des allocations chômage et du 3114, numéro vert de prévention du suicide. Appeler pour tenir, un jour, puis jour après jour.
Tenir. Un jour de plus.
Jeanne Hébuterne ne survivra qu’un jour à la mort de son amour… Le 24 janvier 1920, Modigliani meurt à l’hôpital, de trop de tuberculose et d’alcool. Le 25 janvier, sa jeune compagne se défenestre, enceinte de 8 mois. Leur premier enfant, la petite Jeanne est orpheline de père et de mère, elle n’a pas deux ans. On connait de Modigliani quelques dizaines de sculptures et quelques centaines de toile. Celles qui sont, aux yeux du monde, immédiatement reconnaissables comme des Modigliani (attention aux faux !) sont celles des années passées avec Jeanne. 1917. 1918. 1919. Parmi ces toiles, de nombreux portraits de l’aimée. La douce jeune fille est près de quinze ans plus jeune que le bel italien, dandy fatigué, fauché, solitaire, souvent ivre et coléreux.
Jeanne Hébuterne. Pull jaune. Modigliani. 1918. Guggenheim. New York.
Reconversion picturale
Au cours de ces trois années de vie commune, entre Paris et Nice où Modigliani tente de soulager ses poumons, le couple aura presque deux enfants et peint, malgré tout et malgré la misère. Modigliani s’entête dans les portraits. Il en vend peu : ni portraitiste mondain, ni portraitiste d’avant-garde. De son vivant, longtemps après sa mort, encore aujourd’hui, les critiques s’acharnent sur son incapacité à se renouveler, à se remettre en question, à s’adapter à l’air du temps cubiste. Pas assez novateur, pas assez agile, pas assez « cubiste nation ». Sa mort prématurée l’empêchera de se former pour se reconvertir à une ligne plus innovante… En avait-il la volonté ?
Jeanne Hébuterne. Les yeux bleus. Modigliani. 1917. Philadelphia Museum of Art. Modigliani vidait les yeux de ses modèles. Ceux de Jeanne paraissent plus vides encore.
Femme de.
Quant à Jeanne, sa courte vie (1898-1920) a emporté sa courte carrière. Elle rencontre Amédéo fin 1916 ou début 1917, à Montparnasse : au café La Rotonde ou à l’Académie Colarossi. Elle prend des cours de dessin, mais pose aussi. Pour le dessinateur Foujita, pour la sculptrice Chana Orloff. Visage pâle, encadré de longues tresses, la jeune fille bourgeoise est renommée Noix de coco. Elle brise la coque familiale, en peignant, en tombant amoureuse et enceinte, en vivant à la colle avec un artiste instable, scandaleux, sans succès et juif… La fulgurance de son amour et de sa mort condamne son œuvre. Elle reste la muse de Modigliani.
Morte. Une toile de Jeanne Hébuterne, révélatrice de ses fragilités, prémonitoire de son suicide.
Carrière avortée
Le marchand d’art Zborowski aurait acheté ses dessins et ses toiles, comme ceux de Modigliani. Plusieurs toiles retrouvées dans la famille Hébuterne, quelques œuvres de collections privées ressurgies aux enchères, reconstituent peu à peu le Catalogue raisonné de l’œuvre peint et dessiné de Jeanne Hébuterne. Entre inspirations modiglianesques et embryon d’une oeuvre personnelle… Si Modigliani avait vécu, serait-il devenu la muse d’Hébuterne ?
Ce dédoublement, les poètes l’appellent la Muse. Il existe. La Muse n’est pas un symbole imaginaire ou un personnage de fiction, c’est une expérience vécue de quiconque produit une oeuvre. Michel Serres
On dit du suicide qu’il est complexe et mystérieux, multicausal, et souvent nourri sur un terreau dramatiquement favorable que l’on pourrait assécher, assainir. Jeanne aurait peut-être peint au-delà de Modigliani si le 3114 avait existé.