Caspar David Friedrich a peint l’eau devenue nuage, l’eau devenue glace. Pas l’eau devenue boue… Les paysages de ce grand peintre romantique allemand parlent du mouvement transformatif de la nature. Ils nous donnent matière à méditer alors que le monde contemple à distance d’hélicoptère ou de drone le désastre des inondations en Allemagne.
La tragédie du paysage
Caspar David Friedrich (1774-1840) a porté la peinture de paysage, genre considéré comme mineur, au rang d’art majeur. Il projette dans ses paysages une dimension philosophique, onirique, presque fantastique voire surréaliste. Ainsi, s’il a été oublié à la fin de sa vie, il a été redécouvert dans les années 60-70, avec l’exploitation commerciale qu’on connaît. Ses toiles, beaucoup plus complexes qu’il ne parait au visiteur pressé, illustrent un rapport de l’homme à la nature très contradictoire. L’homme regardeur et regardé est dominé par l’immensité de la nature, mais également présent à un cycle qui le dépasse… Pour décrire cette ambiguïté, le sculpteur français David d’Angers (1788-1856) qui part à sa rencontre en 1834 dira de Friedrich qu’il a créé la tragédie du paysage.
Friedrich invente la tragédie du paysage notamment avec ce naufrage à peine perceptible dans une mer de glace. Le chef d’oeuvre de Friedrich visible à la Kunsthalle de Hambourg. 1823-24.
La Naturphilosophie
La peinture de Friedrich est consubstantielle d’un mouvement artistique et intellectuel allemand où la science et la philosophie se répondent en une Naturphilosophie. Ce mouvement qui n’a pas eu d’équivalent en France réunit Goethe, Schelling, Fichte, Novalis et le grand ami de Friedrich, médecin, scientifique et peintre, Carl Gustav Carus. Avec moult nuances, ils identifient la nature comme un être total. Cet être total n’est pas Dieu (au sens protestant ou catholique du terme). Dans cet être total, l’homme est un élément mais pas le centre. Cet être total a une capacité de production infinie, de regénération, de régulation des forces opposées. Surtout, le monde est l’unité et il n’y a pas un monde idéal qui diffèrerait du monde réel.
Il faut un certain degré de formation philosophique pour voir ou du moins pressentir que tout le phénomène de la nature est la révélation d’une divinité unique infiniment sublime que l’homme ne saurait isoler et à laquelle nos sens ne sauraient accéder. La limitation d’une mesure fixe définissable selon des lignes, celle qui est donnée quand on représente la figure humaine, disparait dans la peinture de paysage.
Carl Gustav Carus, Neuf lettres sur la peinture de paysage, 1831. Caspar David Friedrich, Paysage rocheux dans les montagnes de l’Elbe, 1822-1823, Musée du Belvédère. Vienne.
La nature naturante
Cette Naturphilosophie romantique est métaphysique. Elle s’oppose à la conception d’un Dieu, mais plus encore à l’époque aux sciences rationnelles, au positivisme des Lumières, marqué par la raison et le progrès. Pourtant ces théories de l’inépuisabilité de la nature touchaient du doigt de futures découvertes scientifiques sur le magnétisme, l’électricité, la vie de la cellule et des tissus… En ouvrant le champ a un rapport moins systématique des causes et des effets, ces intellectuels et artistes s’autorisaient un regard ouvert à la créativité de la nature, à l’écho du monde dans leur âme.
L’homme prend conscience de sa propre petitesse en contemplant la nature dans toute sa splendeur. Et renonçant en quelque sorte pleinement à son existence individuelle, Il intègre lui-même cet infini parce qu’il a le sentiment immédiat que tout est en Dieu. Une telle immersion n’est pas une perte mais un gain.
Carl Gustav Carus, Neuf lettres sur la peinture de paysage, 1831.
La fascination du chaos
Le regardeur contemplatif que nous voyons « regarder » dans les tableaux de Friedrich est le symbole d’un être conscient, présent, dans une nature plus grande que lui. Pour les toiles du peintre, comme pour d’autres expressions du romantisme allemand -on pense aux tragédies wagnériennes-, beaucoup d’intellectuels (français) ont parlé d’une fascination du chaos (Passionnante archive sonore de Radio France). Comme si le regardeur immobile et subjugué s’empêchait d’agir et se laissait submerger par la nature. Un peu comme si nous regardions les crues en Allemagne et en Belgique, après les inondations en France, nous prouver que la nature poursuivra son chemin, avec ou sans nous… Sans agir.