Il y a une année jour pour jour, Musair s’étonnait du silence qui entourait le 11 septembre, comme si 19 années ne méritaient pas une pensée, comme si chaque page du 11 septembre ouverte dans nos agendas ne jetait pas un trouble. Aujourd’hui, un cap sera passé, 20 ans, celui d’une génération. Avec la responsabilité de transmettre à ceux qui n’ont pas vécu cette destruction de leurs propres yeux, le déchirement qu’elle a constitué pour nous, qui y avons assisté impuissants. Nous aurions préféré ne pas voir et nous avons vu se réaliser, incrédules, comme une horrible vision. Une sensation intime de cauchemar debout, qu’illustrent les dessins d’Odilon Redon.
Les yeux clos, lithographie d’Odilon Redon comme la douleur de voir. 1890. MET New York.
Au rivage du souvenir
Les lithographies et les peintures de Redon sont familières à nos yeux, sans que l’on remette toujours un nom sur l’auteur. Odilon Redon (1840-1916) a broyé 20 ans de noir, avant de broyer 20 ans de pigments, pour laisser une marque indélébile auprès des peintres modernes, autant, voire plus que Cézanne. Les deux périodes de son oeuvre, évidemment différentes, restent chacune uniques dans l’histoire de l’art. Odilon Redon est un homme singulier, excellent musicien, passionné de poésie, féru de sciences, vraisemblablement marqué par une enfance douloureuse. Ses écrits personnels, rassemblés après sa mort, sont d’une très grande profondeur, mais -non datés- ils expliquent à peine son oeuvre peuplée de figures noires, étranges ou cauchemardesques, avant d’être peuplée de fleurs et de visions colorées, tout aussi ambigües. Redon écrit avec délicatesse que ses oeuvres sont :
des fleurs venues au confluent de deux rivages, celui de la représentation, celui du souvenir. C’est la terre de l’art même, la bonne terre du réel, hersée et labourée par l’esprit.
Peuplée de vision
Les dessins de Redon sont peuplés de figures récurrentes : silhouettes fantomatiques, foetus, araignée. La mort apparaît souvent en faucheuse ou sonnant le glas. Mais plus fréquent que tous les autres, c’est l’oeil, globe oculaire flottant exorbité ou cube presque télévisuel. Il donne aux oeuvres de Redon une étrange perspective. Comme si nous étions spectateur omniscient d’une scène se déroulant presque à notre portée. Comme une prémonition de notre future impuissance face aux images diffusées.
L’oeil, lithographie de 1888, est une figure récurrente de l’oeuvre de Redon. Un oeil omniscient flottant suspendu ou volant dans un cube, comme une vision d’Odilon Redon quant à l’évolution de notre espèce. Rijks Museum Amsterdam.
Manifestations des esprits
Dans les années 1860 qui marquent le début de la production d’Odile Redon, la société française est agitée de nombreuses réflexions. Le spiritisme est très en vogue, et longtemps on voudra voir dans les étranges figures de Redon manifestations et symboles des esprits dans une âme torturée. D’autres critiques préfèrent noter l’influence majeure de la biologie sur les obsessions de l’artiste. Darwin à cette époque théorise l’évolution des espèces, parfois pour leur « progrès », mais parfois aussi pour leur dégénérescence. De l’observation au microscope des plus petits éléments, à l’observation astronomique des mouvements du monde : qui peut dire si ce qui bouge va vers un mieux ou un pire ?
Rêve, oeuvre du Rijks Museum Amsterdam, 1878-82
In memoriam
2977 personnes ont péri le 11 septembre 2001. Nos yeux ont vu dans des cubes télévisés des anges tomber. Le premier attentat vécu en direct sur les écrans du monde entier.